XVIII
Lorsque Surley Febbs arriva enfin à la Forteresse Washington, il fut surpris de découvrir qu’en dépit de la concordance parfaite de ses papiers d’identification, il ne pouvait entrer.
La présence dans le ciel de satellites étrangers hostiles avait suscité une recrudescence des mesures, des formalités et des procédures de sécurité. Ceux qui étaient déjà à l’intérieur ne pouvaient plus sortir. Surley G. Febbs, à l’extérieur, ne pouvait entrer.
Assis lugubrement dans un parc du centre de la ville, contemplant un groupe d’enfants qui jouaient, Febbs, accablé par un sentiment de frustration, en vint à se demander : « Mais que suis-je venu faire ici ? C’est une escroquerie ! Ils vous annoncent que vous êtes un aide-consomm, et quand vous vous présentez, ils vous ignorent ! »
Cela dépassait sa compréhension.
Les satellites ? Une excuse, naturellement. Ces salauds voulaient simplement garder le monopole du pouvoir. N’importe qui un peu averti, versé depuis assez longtemps dans l’étude de l’esprit humain et de la société – comme moi – s’en rend immédiatement compte.
Ce dont j’ai besoin, c’est d’un avocat, se dit-il. Le plus grand des avocats, dont je peux m’assurer les services si je le veux.
Seulement, il n’avait pas envie de dépenser tant d’argent pour le moment.
Se plaindre aux journs ? Mais leurs pages étaient remplies de titres sensationnels, à vous faire crier de peur, au sujet des satellites. Comment les purzouves se seraient-ils occupés d’autre chose, comme par exemple des véritables valeurs de l’homme et du tort causé à un simple citoyen ? Comme toujours, les ignorants et les sots étaient complètement absorbés par les crétineries des mass-media. Ce n’était pas son cas à lui, Surley G. Febbs. De toute façon, cela ne l’introduisait pas à l’intérieur de la Forteresse Washington.
Un vieil homme chancelant s’approcha, vêtu de ce qui semblait être les restes reprisés, rapiécés et maintes fois lavés d’un quelconque uniforme militaire. Lentement, il gagna le banc sur lequel se trouvait Febbs, hésita un instant, puis s’assit dans un craquement de toutes ses articulations.
— Salut, dit-il d’un filet de voix rauque. Toussotant, crachotant, il s’essuya les lèvres humides du revers de la main.
— Hem, grogna Febbs.
Il n’avait nullement envie de converser, surtout avec cet épouvantail à moineaux. On devrait fourrer ces gens-là dans un foyer d’anciens combattants, pensa-t-il, avec défense d’en sortir. Ils devraient tous être morts depuis longtemps ! Le vétéran fit un geste vers les enfants et, malgré lui, Febbs regarda :
— Regardez-moi ça. Ça joue ! À des jeux auxquels on jouait déjà avant votre naissance. Les jeux ne changent jamais. Le meilleur qu’on ait jamais inventé, c’est le Monopoly. Vous connaissez ?
— Hem, fit Febbs.
— Moi, j’ai un Monopoly. Pas sur moi, mais je sais où je peux l’avoir. Au cercle des anciens combattants.
De nouveau, il leva l’index, une sorte de branchage desséché par l’hiver.
— … Voulez-vous jouer ?
— Non, déclara Febbs très clairement.
— Pourquoi pas ? C’est un jeu adulte. Moi, je joue tout le temps, parfois huit heures dans une journée. À la fin j’arrive toujours à être propriétaire des terrains plus chers…
— Je suis aide-consomm, dit Febbs pour couper court.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
Un haut fonctionnaire du Bloc-Ouest.
— Vous êtes dans l’armée ?
— Pas du tout !
Dans l’armée, lui ! Un militaire, comme tous ces crétins !
— Ce sont des militaires qui gouvernent le Bloc-Ouest, insista le vétéran.
— Le Bloc-Ouest, expliqua Febbs, est un gestalt économique et politique, dont le fonctionnement à l’échelon suprême est assuré par un Conseil composé de…
— Maintenant, ils jouent aux barres, oui, aux barres. Je m’en souviens. Savez-vous que j’ai fait la Grande Guerre ?
Febbs décida qu’il était temps de changer de banc. Dans son humeur actuelle, alors qu’on venait de lui refuser son droit légal, celui de s’asseoir à la table du Conseil de la Secnat de l’ONU-O, il n’était pas disposé à prêter l’oreille aux soi-disant « exploits » de ce laissé-pour-compte, cette espèce de relique tremblotante et sénile.
— J’étais le chef d’une G.T.H. Chargé de l’entretien, mais en uniforme. Et nous étions en première ligne. Avez-vous jamais vu une G.T.H. en action ? L’une des meilleures armes tactiques qu’on ait inventées, mais avec des ennuis constants dans l’alimentation et l’allumage. Un peu trop de voltage, et toute la tourelle explosait, vous vous souvenez ? Ou peut-être était-ce avant votre époque ? De toute façon, cette alimentation par feed-back…
— Ça va, ça va, dit Febbs, en se tordant presque de rage.
Il s’était dressé d’un bond et commençait à s’en aller. Le vieux poursuivait :
— Un jour, j’ai été blessé par les fragments d’un cône qui s’était détaché du système de soupape à baïonnette.
La Grande Guerre, mon œil ! Une petite révolte dans une colonie quelconque ! Un peu de bruit pendant une journée. Et la G.T.H., Dieu seul savait ce que pouvait être ce rossignol qui devait certainement faire partie des cent premières séries d’armes. On devrait mettre au rebut les servants avec leurs armes. Pas idée de gaspiller le temps de gens précieux comme lui avec des bêtises semblables !
Puisque les circonstances le chassaient du parc, il décida de faire un second essai pour s’introduire au Kremlin, Quelques instants plus tard, il expliquait à la sentinelle :
— C’est une violation de la constitution du Bloc-Ouest ! Sans moi, votre réunion d’en bas ne vaut pas plus qu’une assemblée de kangourous, compris ? Rien n’est légal sans mon vote. Appelez votre supérieur, votre chef. Dites-le lui.
Impassible, le visage de granit, l’homme ne l’écoutait même pas.
Au même moment, un énorme sauteur noir gouvernemental passa au-dessus d’eux et amorça sa descente sur la piste de ciment, au-delà du poste de garde. Instantanément, la sentinelle prit son vidéophone, commença à donner des ordres.
— Qui est-ce ? demanda Febbs, dévoré de curiosité comme par une armée de fourmis.
Le sauteur avait atterri. Et Febbs en vit descendre… le général George Nitz.
— Général ! hurla Febbs d’une voix aiguë qui, au-delà de la barrière électrifiée, atteignit l’homme en uniforme.
— … Général ! Je suis votre compagnon ! J’ai sur moi les papiers qui prouvent que j’ai accès au Conseil, je suis un aide-consomm, et j’exige que vous usiez de votre autorité pour qu’on me laisse entrer, sinon j’intente une action en justice pour violation de mes droits. Je n’ai pas encore consulté mon avocat, général, mais je parle sérieusement. Général !
Le général Nitz, continuant à s’éloigner, avait déjà disparu dans le petit bâtiment qui constituait la seule superstructure de la Forteresse souterraine.
Le vent glacial de Washington fouettait les jambes de Febbs. Pas d’autre bruit que celui de la voix de la sentinelle, qui continuait à donner des ordres dans le vidéophone.
— Nom de… dit Febbs, désespéré.
Un petit sauteur de louage tout délabré atterrissait maintenant devant la barrière. Une femme entre deux âges, portant un manteau démodé de couleur sale, s’approcha timidement du garde, pour dire avec une fermeté affectée :
— Jeune homme, je dois me rendre au Conseil de la Secnat de l’ONU-O. Je m’appelle Martha Raines et je suis une aide-consomm nouvellement promue.
Pour prouver ses dires, elle fouillait déjà dans son sac. La sentinelle abaissa un instant son vidéophone pour dire brièvement :
— Depuis une heure trente ce matin, heure du sixième fuseau horaire, de nouvelles mesures de sécurité sont appliquées : personne n’est admis même avec un laissez-passer AÀ ou supérieur. Je regrette, madame.
Il reprit sa conversation interrompue, penché sur son vidéophone. Pensivement, Febbs s’approcha de l’inconnue :
— Je suis dans la même situation désagréable que vous, Madame…
— Mademoiselle.
— Mademoiselle. On nous refuse ce qui est notre droit légal, et je songe sérieusement à entreprendre une action en justice contre les responsables.
Martha Raines avait l’air d’une souris, et ses soupçons étaient presque aussi marqués que les siens :
— Serait-ce ces satellites ? Évidemment. Tout le monde s’occupe d’eux, et ils se fichent pas mal de nous. Et moi qui suis venue de si loin, de Portland, dans l’Oregon. Vraiment, c’est trop fort. J’ai abandonné ma boutique de cartes de vœux, je l’ai donnée à ma belle-sœur, tout cela pour accomplir ma tâche de patriote. Et maintenant, voyez ça ! Ils ne veulent pas nous laisser entrer !
Elle avait l’air plus abasourdie que furieuse.
— … Ça fait la cinquième porte que j’essaie. Chaque fois, c’est la même chose. Ils ont reçu des instructions.
— Nous allons entrer, dit Febbs.
— Mais si à chacune de ces portes…
— Nous allons trouver les quatre autres aides-consomm. Nous constituerons un groupe d’action. Ils n’oseront pas nous refouler tous ensemble : ce n’est qu’en divisant qu’ils peuvent régner sur nous. Je ne pense pas qu’ils oseront faire de même quand nous serons réunis tous les six. Ce serait admettre qu’ils siègent dans une illégalité voulue. Et je vous parie que si nous nous adressons tous les six à l’un de ces interviewers autonomes, de l’émission du Joyeux Commis-Voyageur, par exemple, et que nous lui disions tout, on délaisserait ces satellites assez longtemps pour que justice soit faite.
En effet, Febbs avait aperçu plusieurs interviewers de la télé à la porte principale. Toutes les agences d’informedia étaient en alerte constante à cause des satellites.
Il ne restait plus qu’à joindre les quatre autres aides-consomm. Mais déjà un autre sauteur de louage descendait, atterrissait. À l’intérieur, Febbs distingua un adolescent nerveux, l’air déçu, et il eut aussitôt l’intuition que c’était là un autre aide-consomm récemment promu.
Et quand nous serons à l’intérieur, pensa Febbs en serrant les mâchoires de rage, nous allons les faire sauter ! Nous dirons à cette espèce de gros imbécile de Nitz qu’il peut aller se faire cuire un œuf !
Déjà, il haïssait ce général qui l’avait ignoré. Nitz ne savait pas que les choses allaient changer. Il s’en apercevrait bientôt, tout comme jadis, quand le sénateur Joe McCarthy, ce grand Américain du siècle dernier, avait obligé les crétins de son temps à l’écouter. Oui, Joe McCarthy les avait tous secoués vers 1950, et maintenant Surley Febbs et cinq autres citoyens typiquement consommateurs, munis de papiers indiscutables, d’une authenticité que nul ne pouvait mettre en doute et qui faisaient d’eux les représentants qualifiés de deux milliards d’êtres humains, allaient secouer les puces de tous ces incapables !
Comme l’adolescent nerveux descendait de son sauteur, Febbs se dirigea vers lui, l’air sombre et décidé :
— Je suis Febbs, dit-il, et cette dame est Martha Raines. Nous sommes des aides-consomm nouvellement promus. En êtes-vous un ?
Le jeune homme avala visiblement sa salive :
— Oui… et j’ai essayé à la porte E, et alors à…
— Peu importe, déclara Febbs.
Une vague de confiance le gonflait soudain de force. Il voyait de loin un interviewer autonome. Le robot s’approchait d’eux.
Mû par une colère soudaine, Febbs marcha à sa rencontre, ses deux collègues le suivant avec docilité. Ils semblaient heureux de le laisser agir pour eux, d’avoir un porte-parole.
Un chef, voilà ce qu’ils avaient trouvé.
Febbs lui-même se sentait transformé. Il n’était plus un homme. Il était une Force Spirituelle.
Jamais il ne s’était senti aussi bien.